Les Catalogues Raisonnés

Ker-Xavier Roussel

Du Mythe à la Mythologie

DU MYTHE A LA MYTHOLOGIE

ou mieux comprendre Ker Xavier ROUSSEL

Remontons le temps, 43 ans en arrière, il y a donc près d’un demi-siècle: nous sommes en 1968, la France commémore à l’Orangerie des Tuileries le centenaire de la naissance de Ker Xavier Roussel et de son beau-frère et ami de toujours, Edouard Vuillard.

Cette même année, Jacques Salomon publie au Mercure de France un essai de catalogue, tirage confidentiel à 500 exemplaires, accompagné d’un texte du Philosophe Alain, introduction à l’Œuvre gravée de K.X.Roussel.

Le lecteur, consultant l’essai de catalogue de Jacques Salomon, découvrira, sans chercher à comprendre, que la mention « quelques épreuves connues », qualifie bon nombre de gravures.

Ces gravures auraient-elles été tirées en très peu d’exemplaires? Ont-elles été détruites? Est-ce le fruit d’un travail resté inachevé? Possible, à cause de la guerre: On pourrait alors penser à une commande annulée. L’artiste aurait-t-il renoncé de lui-même à poursuivre son Œuvre? En ce cas, pour quelles raisons? Santé? Vieillesse? Autant de questions que se posent les historiens d’art et auxquelles nous allons tenter de répondre.

Ajuste titre, les historiens d’art, en l’absence de témoin survivant, nous diront que, 67 ans après la mort de l’artiste, seule la découverte d’un écrit inédit peut apporter une information nouvelle sur les conditions de réalisation de telle ou telle gravure figurant au catalogue. L’analyse graphique des œuvres et la comparaison des techniques semble être l’unique voie offerte aux chercheurs.

Jacques Salomon avertit le lecteur que l’Œuvre gravée de K.X.Roussel est mal connue et que « cet état de chose tient en grande partie aux circonstances mais aussi à l’étrange personnalité de Roussel ».

Les circonstances … Nous connaissons bien peu de choses sur ces circonstances: quelques événements répertoriés dans une biographie, quelques lignes de Salomon, quelques lignes d’Alain pour résumer toute une vie? Pour tenter de comprendre cette étrange personnalité, laissons parler, écoutons les œuvres.

Les amateurs d’art et les collectionneurs de gravures anciennes qui auraient estimé nulle la probabilité de retrouver une gravure non répertoriée seront heureux de découvrir que 33 lithographies imprimées par André Clot ont échappé à la vigilance et au travail rigoureux de Jacques et Antoine Salomon. Publiées pendant la seconde guerre mondiale par la société des Bibliophiles Franco-Suisses, ces gravures illustrent un ouvrage, au tirage très confidentiel de 120 exemplaires, numérotés et nominatifs, les Bucoliques.

Virgile – Les Bucoliques – 32 lithographies originales dans le texte de Ker-Xavier Roussel.

non relié, format 22,7 cm x 29 cm In-4, en feuilles, chemise, étui, tirage à 120 exemplaires sur vélin d’Arches, sous emboîtage carton – publié par les Bibliophiles Franco-Suisses – Paris 1943 .

L’article premier des statuts de « la société des Bibliophiles Franco-Suisses formée à Paris a pour objet la publication des œuvres d’art, gravures, etc …, dans un but de propagande artistique et d’encouragement aux peintres-graveurs et imprimeurs ». L’article 3 du règlement intérieur prévoit de publier chaque année un ouvrage qui sera édité à 125 exemplaires, 100 à la disposition des 100 membres de la société, numérotés de 1 à 100 et imprimés à leur nom, 25 exemplaires à la disposition de la société, numérotés de I à XXV. Il semble donc que l’ouvrage ait été tiré en moins d’exemplaires que prévu: une des pierres lithographiques est elle responsable d’un tirage réduit de 5 exemplaires? En ce cas, nous pouvons penser qu’au moins une des gravures n’aurait pu faire l’objet d’un tirage à part, hors ouvrage.

La vente récente en Suisse, à Genève, de l’exemplaire N° 72 imprimé pour Monsieur Albert Natural montre que ces gravures ont fait l’objet d’un tirage à part puisqu’un jeu complet de 33 gravures accompagnait l’ouvrage. Une des gravures de la suite n’est pas celle de la page 33 du livre.

Albert Natural a constitué pendant l’entre-deux guerres une bibliothèque littéraire riche de quelque 800 volumes, qui réunit éditions originales et livres illustrés, avec une prédilection marquée pour les livres illustrés des années 1920-1930. Albert Natural, figure de proue de ces sociétés, alors florissantes, les Bibliophiles franco-suisses, le Cercle lyonnais du Livre, les Cent bibliophiles, le Livre Contemporain, a été un des animateurs de cet âge d’or du livre où les imprimeurs, tels Louis Jou, étaient des artistes, auteurs ou graveurs, de cette œuvre d’art que l’on appelle aujourd’hui « le livre d’artiste ».

Les 120 exemplaires du livre comportaient-ils chacun un exemplaire de chaque lithographie? Cela semble peu probable car, d’une part les tirages en vraie lithographie sur pierre à 240 exemplaires sont assez rare, d’autre part parce que 1 des 33 lithographies est une page d’essai imprimée sur une feuille comportant l’impression du texte, et de ce fait ne peut pas être considérée comme un tirage à part.

Cette analyse semble corroborée par l’exemplaire imprimé au nom de Geroges Cretté, vendu il y a quelques années à l’Hôtel Drouot à Paris qui ne comportait pas une suite complète des 33 lithographies, mais seulement 2 dessins originaux au crayon gris de K.-X. Roussel, dont l’un barré. Dans ce sens, la vente de l’exemplaire N° 113 par Fraysse & Associés en fevrier dernier, sans dessin ou gravure en complément, ne signifie pas que l’exemplaire n’était pas accompagné d’une suite.

En l’absence d’information, nous sommes dans l’impossibilité d’estimer le nombre exact d’épreuves de chacune des 33 lithographies. Il est fort probable que seulement 32 des 33 gravures accompagnant l’ouvrage aient fait l’objet d’un tirage à part, sur un papier différent.

Le peintre Pierre Roussel ( 1927 – 1996 ) , petit fils de Ker Xavier Roussel, sans avoir connaissance de l’ouvrage, avait cherché en vain à recomposer le « manuscrit original » en tentant de classer les diverses planches dessinées ou imprimées composant l’ouvrage.

Une dizaine d’années après la mort de l’auteur, la famille de l’artiste, aussi bien Roussel que Salomon semblait ne pas connaître grand chose de cet ouvrage, apparaissant comme un projet d’illustration d’un livre du poète Virgile intitulé  » Les Bucoliques  », resté plus ou moins inachevé. Explication: l’ouvrage a été publié pendant la guerre et diffusé confidentiellement auprès d’un nombre très restreint de collectionneurs avertis. Ce fait est corroboré par la petite note, incluse en papillon volant dans l’ouvrage, servant d’avis aux lecteurs. Cette note volante précise que « la maquette de cet ouvrage a été conçue en accord avec K.-X. Roussel; le décès de ce regretté artiste, ne lui a pas permis de retoucher les dernières illustrations ni d’établir les ornements prévus pour les culispices de certains églogues ». Notons seulement que l’édition est datée de 1943 tandis que Ker Xavier Roussel est mort en juin 1944.

Il faut comprendre le culispice comme étant une gravure placée en fin, par opposition au frontispice , gravure que l’on place en regard du titre d’un livre et dont le sujet est analogue au but et à l’esprit de l’ouvrage.

La « redécouverte » de cet ouvrage permet d’enrichir de 33 gravures le catalogue de l’Œuvre gravée de Ker Xavier Roussel, et de replacer dans leur contexte un certain nombre de dessins et d’études préliminaires.

Par référence à Virgile, les poètes latins, qui vécurent après le célèbre poète, prirent l’habitude d’appeler leurs propres poèmes bucoliques « églogue », du mot grec signifiant « recueil, florilège ».

A la Renaissance, l’influence de Virgile, combinée à la persistance du genre bucolique consacrèrent l’adoption du terme d’églogue comme synonyme du genre. D’où l’emploi du mot églogue dans le sens de poème pastoral, et l’identification de ce mot avec celui de « bucolique ».

Mot grec signifiant littéralement une « forme brève », en littérature classique, une idylle est un petit poème, fréquemment du genre bucolique ou pastoral, proche de l’églogue, ayant pour sujet les amours des bergers. Néanmoins, certaines idylles peuvent porter sur d’autres sujets tel des chants de louange en l’honneur de souverains. Par extension, une idylle est un tableau d’un genre de vie bucolique, ou le titre donné en littérature, en peinture, ou en musique à des œuvres inspirées de ce genre de sujet. Au sens figuré, une idylle est un amour tendre et naïf vécu affectivement par deux êtres dans la fraîcheur d’un sentiment idéalisé. Idéalisée, l’idylle est une relation rêvée dans un climat idéal de bonne foi et de bonne entente. La poésie pastorale, ou poésie bucolique, est un genre poétique dont l’objet est de représenter la vie champêtre et les mœurs des bergers, soit d’après la nature, soit d’après des idées et des images de convention.

Les Bucoliques, du poète latin Virgile, donc également appelées « églogues » par les Anciens, sont un recueil de dix églogues composé entre 42 et 39 avant Jésus Christ. Une églogue est un poème constitué de courts dialogues entre bergers relatant un sujet pastoral.

Virgile est le premier auteur latin à adopter cette forme poétique de style classique, inspirée de l’auteur grec du IIIe siècle avant. J.-C., Théocrite. Le texte, très musical, est composé sur le modèle de la poésie pastorale grecque, un genre dont l’objet est de décrire et célébrer la vie champêtre et les mœurs des bergers, soit d’après la nature, soit d’après des idées ou des images de convention, en opposition à l’univers de la cité dans laquelle se déroulent événements politiques contemporains : ainsi, dans la quatrième églogue, le poète compare le règne d’Auguste à un nouvel Age d’or, glorifiant l’empereur que soutient son ministre Mécène.

« tout ce qui n’est point vers est prose » enseignait le Maître de Philosophie au Bourgeois Gentilhomme. Les langues occidentales sont caractérisées par des associations de consonnes et de voyelles, les syllabes, qui composent les mots, et les mots associés composent la phrase, en prose ou en vers, qui s’écrit ou s’écoute, monotone, accentuée ou mélodie rythmée. La métrique est l’ensemble des régularités formelles et systématiques qui caractérisent la poésie littéraire versifiée. Tout vers, si l’on en néglige les caractéristiques métriques, peut être lu comme un énoncé en prose. Le rythme des mots, succession de syllabes, succession de mesures, ou mètres constituent le vers.

L’expression savante « vers hexamètres dactyliques » signifie « vers comportant six mesures comportant chacune un module rythmique, également appelé « pied ».

L’hexamètre dactylique est un style poétique, un modèle de vers, le mètre de l’épopée, très utilisé sous l’Antiquité par les poètes grecs et latins. A la Renaissance, vers le XVIe siècle, de nombreux poètes français, allemands, italiens, russes, plus rarement anglais, ont essayé ce genre littéraire, mesurant les vers « à l’antique ».

Par la suite, et jusqu’à ces dernières années, des tentatives ont été faites pour s’en approcher dans des traductions françaises de Catulle, d’Hésiode ou d’Homère.

L’ouvrage, les Bucoliques de Virgile, a été traduit par Magallon. L’auteur explique longuement combien de poètes ont essayé sans succès de traduire les vers latins hexamètres dactyliques en vers français de même nature. Traduire sans trahir , tache difficile pour le poète, mais tache tout aussi difficile pour l’artiste translatant les poèmes en images. L’ouvrage est imprimé en latin sur la page de gauche, la transcription poétique en français sur la page de droite. Les illustrations de Ker Xavier Roussel relient ces deux versions qui ne peuvent être lues simultanément que par d’éminents latinistes.

Xavier de Magallon, marquis de Magallon d’Argens (1866-1956), fils de Jules de Magallon d’Argens (1820-1903), est un écrivain, traducteur, homme politique et député français. Nationaliste, proche de Paul Déroulède et d’Edouard Drumont, puis de l’Action Française dès les débuts du mouvement, son engagement se maintient dans cette mouvance jusqu’à l’Occupation où il se montre favorable au Régime de Vichy. Il faisait partie de l’état-major de l’Agence de Presse Inter-France. Il a contribué au quotidien L’Action Française de Charles Maurras, à la Revue fédéraliste et à la revue L’Appel de.Pierre Costantini.

En nous permettant de lire Virgile dans le texte, l’auteur, lettré très érudit mais aussi très engagé dans la vie politique, idéalise le retour aux sources, à la vie ancestrale, à la vie campagnarde, loin de la turbulente ville, loin de l’occupation allemande … Cette ode à la Paix n’est-elle pas sa façon de contester la dictature des nazis?

1938, soit un an avant la seconde guerre mondiale, Ker Xavier Roussel participe avec Edouard Vuillard, Maurice Denis, André Chastel à la décoration de la grande salle des Assemblées du Palais de la Société Des Nations à Genève en exécutant un panneau de onze mètres de haut intitulé « Pax Nutrix »: la Paix Nourricière.

La première maquette connue des Bucoliques, celle étudiée par Pierre Roussel, est datée de 1938. On peut donc dire que ce travail se situe juste après la décoration de la Société Des Nations à Genève.

La découverte, parmi les pages du manuscrit des Bucoloques, d’une feuille volante sur laquelle est imprimé le titre Georgiques semble indiquer que Ker Xavier Roussel travaillait aussi sur le projet d’illustration de cet autre livre de Virgile, les Géorgiques. L’auteur entreprend ce poème à la demande de Mécène, son protecteur, dans le but de remettre en honneur parmi les Romains l’agriculture abandonnée pendant les guerres civiles, et de les ramener à la simplicité des mœurs de leurs ancêtres.

L’ouvrage se présente comme un traité sur l’agriculture, mais les thèmes abordés sont beaucoup plus vastes: guerre, paix, mort, résurrection. Il constitue surtout une célébration de la vie paysanne traditionnelle. Le titre est un mot d’origine grecque signifiant « travailleur de la terre », également à l’origine du prénom Georges. L’œuvre, écrite entre 36 et 29 avant J.C., est composée en quatre chants qui traitent dans l’ordre: des cultures et des champs, de l’arboriculture et de la vigne, de l’élevage des troupeaux, et de l’apiculture . Quelques dessins retrouvés et quelques gravures figurant au catalogue raisonné de Jacques Salomon pourraient correspondre à une étude préparatoire.

Ker Xavier Roussel a vécu plus de la moitié de sa vie en parfaite harmonie avec ces préceptes bucoliques de Virgile. En lisière de forêt, perchée sur un coteau dominant le petit village agricole de l’Etang la Ville, alors peuplé de quelques centaines d’habitants, « la Jacannette », sa maison, avec potager et poulailler, était située en pleine nature, aucune maison autour, pas de goudron, que des champs bordés de chemins sablonneux, des arbres fruitiers et le chant des oiseaux.

Ker Xavier Roussel peint depuis longtemps des scènes mythologiques, des scènes bucoliques, des idylles, des nymphes et des satyres. Une partie du public aime son imagination créatrice, la poésie de ses compositions, son graphisme évocateur, l’autre rejette l’image des femmes nues, l’inspiration de scènes antiques n’ayant plus cours. Peu nombreux sont ceux qui ont cherché à comprendre l’artiste au travers de ces œuvres.

Le mythe est un récit fabuleux qui implique des personnages merveilleux contenant un message implicite, conception philosophique ou morale. L’artiste, le poète, utilisent le mythe comme une mise en scène allégorique afin de communiquer, d’illustrer leurs propos d’une manière concrète.

Depuis toujours, les mythes sont un enjeu politique. Les orateurs s’y réfèrent et les adaptent selon les circonstances comme des arguments dans leurs discours. Le mythe devient social et mobilisateur.

Au cours du XXe siècle, le mythe a été utilisé comme instrument de propagande par le fascisme, pour exalter la Nation, par le communisme, pour exalter le Pouvoir du Peuple, par le capitalisme, pour exalter la Consommation. Le mythe moderne est tantôt manifestation sociale spontanée, tantôt manipulation d’ordre politique ou commercial. La publicité crée des mythes « vendeurs ».

L’étude des mythes constitue la Mythologie. Il n’existe pas une, mais des Mythologies: les mythologies sont autant de sources inépuisables dans lesquelles, depuis la plus haute Antiquité, les artistes puisent leur inspiration et se réapproprient les mythes pour proposer leur propre vision de la mythologie héritée. Certaines œuvres sont si bien passées à la postérité qu’elles ont exercé une influence durable sur les mythes qu’elles traitaient au point d’influencer notre vision de l’histoire. Inversement, certaines œuvres qui, au départ, étaient de pures créations artistiques conçues sur le modèle des mythes, se sont si bien intégrées à l’imaginaire collectif qu’elles peuvent être considérées comme des mythologies à part entière.

Certaines scènes dites « bucoliques », « pastorales » ou « idylles », ne se lisent pas de la même manière que les « fontaines de Jouvence » ou que la grande décoration de la Société Des Nations à Genève, « Pax Nutrix »: la Paix Nourricière.

Contempler une œuvre représentant une scène mythologique de Ker Xavier Roussel ne se limite pas à la seule vision descriptive de l’harmonie de la composition et des couleurs. L’artiste nous invite à connaître le mythe lui-même, à découvrir de quelle façon il se l’approprie, à comprendre les raisons de son inspiration, et à réagir à la façon dont il le restitue à notre perception.

A la lumière de Virgile, Ker Xavier Roussel a grave les Bucoliques, son testament spirituel qui, en laissant entrevoir sa « mystérieuse personnalité », nous permet de mieux comprendre et de mieux apprécier son Œuvre.

Olivier Roussel

Arrière petit fils de Ker Xavier Roussel

Article publié dans le catalogue de l’exposition de Pontaven , 2011 , Ker xavier Roussel , le Nabi Bucolique